Psychologie & Cybernétique
Et si l’Agilité, la Cybernétique et la Psychologie contemporaine avaient une origine commune…
Une telle affirmation peut, de prime abord, paraître bizarre mais, quand on se donne le temps de l’analyser, il semble pourtant évident que, pour mener à bien le management de produits complexes, il est indispensable de s’appuyer sur les fondements de la Cybernétique (1) et de la Psychologie (2).
(1) Cybernétique (définition)
Science qui étudie les mécanismes de communication et de régulation dans les machines et chez les êtres vivants. Par extension, la Cybernétique, considérée un temps comme la science de gouvernement, est devenue aujourd’hui la science des systèmes complexes et autorégulés. Elle se focalise sur les interactions entre ces systèmes pour tenir compte de leur comportement global et appliquer ces interactions aux autres champs scientifiques et économiques. D’après W. R. Ashby, « la Cybernétique est à la machine réelle – électronique, mécanique, nerveuse ou économique – ce que la géométrie est aux objets réels de notre espace terrestre » [ASH].
(2) Psychologie (définition)
Discipline qui vise la connaissance des activités mentales et des comportements en fonction des conditions de l’environnement, Connaissance empirique, intuitive des sentiments, des idées, des comportements humains.
1. Agilité et le lien avec la Cybernétique et la Psychologie
Rappelons ici 3 points historiques.
A. Informatique et cybernétique
Les prémices de l’informatique naissent à partir des travaux d’Alan Mathison TURING (1912-1954) [MTU] [OCN]. Alan Mathison TURING est considéré comme le père de la conception théorique des ordinateurs modernes [MT2]. Sa contribution à la victoire des alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale est décisive grâce au décryptage des codes allemands, notamment Enigma. Les bases du fonctionnement de l’ordinateur qu’il conçoit sont posées dans une langue binaire, (algèbre de Boole) composée uniquement de 0 et de 1. Cette « machine de Turing » se révélera obsolète dès l’apparition, en 1944, du Harvard Mark I d’IBM, un monstre de cinq tonnes occupant 37m2 utilisant ses principes à la puissance 1000 ! Après-guerre, il travailla à la conception des premiers ordinateurs et contribua à l’élaboration des premières théories et premiers modèles sur l’Intelligence Artificielle. Les travaux d’Alan Mathison TURING sur l’algorithmie poussent la Cybernétique à émerger à partir de la Biocybernétique puis qui donnera naissance à la recherche sur l’intelligence artificielle. [PIA]
→ Autant dire que c’est l’Informatique qui a contribué à faire naître la Cybernétique et que ces deux sciences sont nativement « liées ».
B. Psychologie et Informatique
Le second point est la théorie de la communication de l’école de Palo Alto [EPA], considéré comme une base de la psychologie moderne.
Apparue dans les années 1945-1950, cette Théorie de la communication avait pour objectif de formaliser et de modéliser la relation homme-machine entre les ordinateurs naissants et leurs utilisateurs, en théorisant et en conceptualisant la communication afin de « l’inculquer » aux ordinateurs. Elle représente la base de la cybernétique qui, pour faire ressortir l’élément de communication, utilise le concept de boîte noire, ce qui permet de le dissocier de l’élément émetteur ou récepteur. [CYP]
Initiée lors d’un colloque de chercheurs réunis dans cette ville proche de San Francisco, cette théorie jette les fondements de la compréhension du processus d’informations, détermine l’importance de la relation entre les interlocuteurs, les acteurs de la communication et le message. Il pose le principe de la notion que « l’on ne peut pas ne pas communiquer » et détermine le caractère essentiel du contexte de communication à la bonne compréhension du message. Ce modèle prend également ses sources dans la cybernétique dont on ressent l’influence au travers de nombreux thèmes communs dont la Thérapie de Groupe et le mécanisme de communication.
→ Un lien fort entre Psychologie et Informatique est donc intrinsèque aux fondements des deux disciplines qui, paradoxalement, ne seront, ni l’une ni l’autre, reconnues comme sciences au début de leur existence.
C) Psychologie et Management de Produit/Projet Informatique
Le troisième et dernier point concerne l’ouvrage « Project Retrospectives : A Handbook for Team Reviews » (2001) [PRN] de Norman L. Kerth. Selon Norman, les rétrospectives sont directement issues des thérapies de groupes pour être appliquées au monde de l’entreprise. Et, pour qu’une rétrospective soit efficace et réussie, elle doit permettre aux animateurs et aux participants de savoir vaincre la « peur du châtiment » et établir un climat de confiance mutuelle. A l’aide de scénarios détaillés et imagés, il propose une méthode formelle pour préserver les enseignements précieux tirés des succès et des échecs de chaque projet, rendre les équipes plus fortes et générer de substantielles économies.
→ Cela semble démontrer le caractère incontournable de l’influence de la psychologie sur le Management de Projet Informatique.
En résumé, l’Informatique faire naître la Cybernétique ; La Cybernétique influence la psychologie ; Et la psychologie influence l’informatique avec la rétrospective. Ces éléments étant posés, il devient incontestable que Cybernétique, Informatique, Psychologie et Agilité sont intimement liés : Rien d’étonnant, alors, de retrouver dans l’Agilité des activités communes à la psychologie et la cybernétique comme les rétrospectives, le leadership et les mécanismes de Communication, de Feedback, d’Autonomie avec l’Auto-Organisation et d’auto-régulation.
2. Au vu de ces éléments, questionnons-nous : « Est-ce vraiment la réalité de l’histoire ? »
Eh bien non ! En fait, c’est l’informatique elle-même qui réinvente les mécanismes d’apprentissage en continu avec, par exemple, des valeurs simples comme la transparence, l’inspection et l’adaptation que l’on retrouve dans le Framework Scrum. Le domaine de l’Agilité a toujours été très pragmatique ! Nous en avons pour preuve les études comparatives entre cybernétique et agilité qui montre clairement les différences dues à l’émergence du pragmatisme de l’agilité.[CSE]
→ Il semble donc que « réinventer des choses déjà existantes » soit un don de l’homme, dans une volonté de faire sans arrêt du neuf avec du vieux.
La psychologie n’a donc pas influencé directement l’informatique avec l’arrivée de l’Agilité mais l’Agilité a marqué, par sa naissance, une sorte de nouveau point de reconnexion forte entre informatique et psychologie, au même titre que la cybernétique avait lancé le mouvement.
En conclusion
Les 3 domaines (Psychologie, Cybernétique et Informatique) sont bien plus ancrés qu’ils n’y paraissent : ils sont véritablement interconnectés. Plus précisément, si la cybernétique n’est qu’une science infime à côté de l’informatique et de la psychologie, elle reste ni plus ni moins le premier point de connexion intéressant de l’histoire entre ces deux sciences. Le fait qu’aujourd’hui l’informatique introduise une complexification de notre société et des possibilités de communication différente, la cybernétique semble être un point de comparaison intéressant entre la théorie et l’approche terrain. Et puis, nous entrons dans une ère où notre évolution est maintenant liée à nos propres machines et à leur algorithmie. Les premières machines liées à la compréhension des comportements, des émotions et de l’identification psychologique vont introduire des modifications profondes dans la perception de notre compréhension du monde et de l’intelligence collective des entreprises et organisations. A un moment où nous nous posons à peine des questions sur la protection de nos données personnelles, que restera-t-il de notre façon de penser lorsque nos machines seront capables de générer ses données à la volée ? Nous devenons prédictibles, des proies faciles au machine de commercialisation de grandes institutions, et les couleurs Bleu-Vert-Jaune-Rouge de la plupart des grandes firmes ne nous trompent plus. Que nous restera-t-il alors ? Le libre-arbitre ? Même pas sûr…
En revanche, le fait que l’informatique soit désormais au cœur de toutes les entreprises, il s’agit pour elles de savoir gérer la complexité des systèmes mis en œuvre… De fait, les informaticiens détiennent un pouvoir de transformation et d’influence planétaire (au niveau des entreprises comme des gouvernements) comme aucun autre métier n’a jamais eu, hormis peut-être les diplomates. Il s’agit d’une opportunité pour tous les peuples. Gageons que ce pouvoir soit utilisé comme un outil de liberté et de démocratisation des pays. Maintenant, si les points positifs d’un tel pouvoir sont facilement imaginables, on a encore du mal à mesurer le côté négatif, à l’instar du philosophe Michel Serres qui estime que l’on diffuse de plus en plus nos connaissances mais que l’on s’aliénise de plus en plus.
Patrice Petit — 17 juillet 2018
Références
- [MTU] La machine de Turing, Alan Turing et Jean-Yves Girard, 1999
- [MT2] Alan Turing – L’homme qui inventa l’informatique, David Leavitt, 2007
- [ASH] Introduction à la cybernétique, William Ross Ashby, Dunod, 1958
- [OCN] L’ordinateur et le cerveau, J. Von Neumann, La Découverte, 1992
- [PIA] La Cybernétique : Les principes de l’intelligence artificielle, https://www.astrosurf.com/luxorion/cybernetique.htm
- [PRN] Project Retrospectives : A Handbook for Team Reviews », Norman L. Kerth, 2001
- [ARE] Agile Retrospectives – Making Good Teams, Esther Derby et Diana Larsen,The Pragmatic Progrmmers, 2006
- [SCR] Agile Software Development with SCRUM, Mike Beedle, Ken Schwaber, Pearson, 2001
- [EPA] L’école de Palo, Dominique Picard, Edmond Marc, 2015
- [CYP] Cybernétique et psychologie, https://encyclopedie_universelle.fracademic.com/5512/CYBERN%C3%89TIQUE_-_Cybern%C3%A9tique_et_psychologie
- [CSE] Conference on Software Engineering Advances (ICSEA)
- [CET] Collaboration Explained: Facilitation Skills for Software Project Leaders, Jean Tabaka, 2006