Les Secrets du Mot « Agile »

Alors que, de plus en plus, les « méthodes agiles » ont le vent en poupe, tant elles s’adaptent aisément à tous les secteurs et domaines, il est bon, parfois, de prendre le temps de se remémorer leur origine.

Patrice Petit, acteur reconnu depuis 2005, année depuis laquelle il intervient avec succès dans le domaine de l’Agilité à la tête de l’équipe d’AGILBEE, n’y est pas allé par quatre chemins pour en avoir le cœur net et connaître, avec certitude, les véritables origines du mot Agile. En 2016, Il s’est, tout simplement, adressé aux signataires du « Manifesto For Agile Software Development »[MA], LE document considéré universellement comme étant le point de départ des cadres de travail et méthodes agiles !

Tout part du fond des Etats-Unis où un groupe de 17 consultants tergiverse quant à un lieu de rendez-vous… La mer ? La montagne ?… Finalement, ce sera à la montagne, à Snowbird, Wasatch Mountains, dans l’Utah. Ces 17 forment une bande de « potes méthodologistes » qui ne s’étaient croisés qu’au cours de conférences scientifiques. L’épouse de Jeff Sutherland, qui eut la chance de croiser lesdits consultants, déclara qu’elle n’avait jamais croisé en même temps des personnes aux égos aussi forts…

Egos ou pas, le « Manifesto » fut rédigé en à peine deux heures de temps.

Il restera en l’état jusqu’en 2017, date à laquelle de nombreux professionnels ont demandé de le « réactualiser ». Quoi qu’il en soit, le « Manifesto » restera à jamais tel qu’il a été conçu à l’origine, tant il a marqué un point de départ et un état d’esprit précis en 2001 de la compréhension de la situation très chaotique de nos métiers.

Quand Patrice Petit a sondé les signataires du « Manifesto » qui lui sont les plus proches sur l’origine du mot « Agile », il lui a été répondu qu’avant lui, PERSONNE n’avait encore posé la question…

Et puis d’abord, pourquoi se poser la question ?

Parce que, pour beaucoup de gens, les origines sont doubles :

  • D’une part, l’Agilité est apparue avec l’émergence de l’Informatique
  • Et, d’autre part, l’Agilité est évoquée du côté des sciences humaines, industriels et autres leaders dont le management et la capacité de s’adapter aux changements.

Patrice Petit affirme qu’il n’y a en réalité qu’une seule et unique origine.

D’ailleurs, lorsque les spécialistes parlent de ce point, ils reviennent toujours sur cette ambiguïté… D’où son questionnement.

Voyons comment est né ce mot « Agile » :

dot voting 1

Son choix a été réalisé à la suite d’un vote d’un atelier facilité par Alistair Cockburn [ASD], l’auteur célèbre en Agile pour ses travaux sur Crystal[CR]. Il décrit la scène dans un mail adressé à Patrice Petit : « Nous avons réalisé un brainstorming d’une heure et listé tous les mots possibles qui pouvaient nous intéresser. Nous en avons discuté plusieurs, et POURQUOI nous ne les aimons *pas*. »

Ils ont obtenu le TOP 5 :

  • Lean (non retenu car déjà utilisé)
  • Lightweight (non retenus car sans consistance réelle)
  • Essential
  • Adaptive (tr. Adaptatif)
  • Agile

« Adaptive » ne fut pas choisi car faisant référence trop clairement au livre de l’un des signataires, Jim Highsmith, intitulé « Adaptive Software Development: An Evolutionary Approach to Controlling Chaotic Systems » [ADD].

Finalement – et naturellement, après un second vote, c’est « Agile » qui fut choisi.

A posteriori, on se demande à quoi a servi ce vote, tant le choix du mot « Agile » est évident… et encore plus lorsque vous aurez lu ce qui suit.

Maintenant, vu les égos en présence, il n’y a pas eu unanimité. Un consultant – et non des moindres, Martin Fowler[MFR], s’est même écrié : « Wait, we can’t pick that word because now for sure this thing is going work! » (tr. Attendez, nous ne pouvons choisir ce mot dans l’état parce qu’il est certain que ce truc va marcher !). Lorsqu’il parle de “this thing” (tr. ce truc), il fait référence au « manifesto ». Comme quoi, même les meilleurs peuvent se tromper…

Le Manifesto

Ces 17 consultants créèrent le manifesto en mettant l’accent sur 4 valeurs et 12 principes qui soulignent l’importance du Changement, de l’implication du client, d’un Produit de qualité et d’une Dynamique de groupe dans le secteur de l’informatique. Ce manifesto ponctue un nouveau courant de penser l’organisation des projets en informatique et la manière de fabriquer des produits dans un environnement fortement changeant.

US Army

agilemanufacturing

En poursuivant ses recherches de sens et de retour aux sources, Patrice Petit a découvert un bien étrange lien entre l’Agilité et des travaux de l’armée américaine datant de 1991*. Demandé par le congrès des Etats-Unis, l’US Army [CME] avait influencé la société IBM pour qu’elle étudie, lors d’une conférence intitulée « Agile Manufacturing Enterprise Forum », un moyen capable de supplanter la stratégie d’industrialisation mise en place par les Japonais qui prenaient de plus en plus de place dans le paysage industriel international au détriment des pays occidentaux. Ces travaux ont été d’ailleurs publiés dans un livre intitulé « Agile Competitors and Virtual Organizations: Strategies for Enriching the Customer » publié en 1994 [ACE]. Il en ressort que les américains voyaient l’Agilité comme un moyen d’intégration du changement, un moyen de mettre le Client au cœur de ce changement, de profiter de l’incertitude lié au changement pour en tirer une opportunité business mais aussi comme une opportunité de reprendre du leadership sur l’industrialisation au 21ième siècle.

* « Le fait que tous les grands industriels mondiaux doivent construire une nouvelle infrastructure pour faire la transition de la production de masse vers une industrie agile offre une opportunité unique pour l’industrie américaine de retrouver le leadership perdu dans les années 1970 et 1980. (…) Les pays qui se concentrent maintenant sur l’accélération de la transition vers l’industrie agile deviendront les plus forts compétiteurs sur les marchés internationaux. Seul un effort concerté, coordonné par l’industrie, soutenu par le public et avec la coopération des institutions gouvernementales et universitaires peut y parvenir. », Extrait de « 21st Century Manufacturing Enterprise Strategy Report », Roger N. Nagel, 1992

La découverte d’un tel lien et similitude entre le « Manifesto » et ces études est, pour le moins, troublante. Dans une société où tout le monde cherche sans cesse à se renouveler avec de vieux concepts et se les approprier, cela nous laisse dans l’interrogative.

Questionné par Patrice Petit à ce sujet, Mike Beedle, qui parle désormais d’Entreprise Scrum, répondit qu’il ne s’agissait là que d’une pure coïncidence. Sans penser le moins du monde à remettre sa sincérité en doute, on peut néanmoins s’interroger sur l’impact qu’il semble avoir joué dans le choix du mot. En effet, Mike Beedle est le co-auteur du 1er livre sur Scrum. Il a aussi écrit des articles sur les organisations agiles, dès 1997 [MB1][MB2]. Avait-il déjà oublié, 3 ans après, qu’il connaissait ce mot ? Peu de voix ont fait la différence, lors du vote, entre Adaptive et Agile. Alors, quel a été l’impact du vote de Mike Beedle ? Personne ne le saura jamais ! Certes, à aucun moment les signataires ne se sont manifestés pour le contredire. Et l’intuition de Martin Fowler était au final passé complément inaperçue jusqu’au jour où Mike Beedle nous remonta cette phrase qui l’avait marqué sur le moment.

Les propos échangés entre Patrice Petit et certains cosignataires du « Manifesto For Agile Software Development » ont été relaté sur HBR par Jeff Sutherland dans un article intitulé le « secret de l’histoire de l’Agilité » mettant en avant les avancées proposées par ce dernier (https://hbr.org/2016/04/the-secret-history-of-agile-innovation).

Mike Beedle a, depuis, publié officiellement dans son blog que c’était bien lui qui avait suggéré le mot Agile. Il a ainsi réalisé une chose que l’on aurait jamais pu comprendre s’il n’avait pas forcé le destin ; Il a choisi le meilleur mot qu’il fallait pour que ce manifesto ait du sens et soit le lien parfait avec ce qui s’était passé dans l’industrie de son pays. Mike a délibérément montré la voie à suivre pour transformer les industries américaines et européennes en industries agiles. Il a également indirectement prouvé qu’il ne s’agissait pas que de l’industrie mais bien de tout type d’entreprises qui est concerné par cette avancée.

On notera également que le lien avec l’industrie apparaîssait aussi sous d’autres angles dans l’Agilité. Par exemple, Jeff Sutherland a choisi lui aussi le nom de son framework « Scrum » à partir des travaux de Takeuschi et Nonaka [TN]. En sachant que Takeushi et Nonaka décrivent l’état d’esprit de ce qui se passe dans les industries japonaises dans les années 70 et 80 propulsé par TPS, nous en revenons encore au même : Agilité et TPS sont 2 concepts très proches dans leur philosophie et le lien avec l’industrie est encore présent.

En conclusion, l’origine du mot « agile » date de 1991 avec les travaux d’IBM. Quant à l’agilité au sens méthodologique, elle puise bien son origine en 2001 avec le Manifesto. Le fait que l’Agilité a été appliquée et a réussi dans d’autres domaines d’activité que l’industrie, tel que l’Informatique, montre la remarquable machine de transformation des entreprises qu’elle représente. Lean échoue dans leur mise en place dans les années 70-90 dans le domaine industriel occidental ; Il manquait quelque chose. L’agilité a montré la voie sur les détails qui font la différence : l’état d’esprit et l’esprit d’équipe. Et les mots-clefs en sont : Changement, Leadership, Satisfaction des Équipes et Satisfaction des Clients. Tant de points, qui montrent la métamorphose de nos entreprises occidentales, vont dans le respect de l’écologie individuel et collectif.

Au printemps 2018, Mike Beedle nous a quitté, tragiquement assassiné à Chicago dans la rue par un schizophrène ; Patrice Petit avait décidé après la publication de l’article de Jeff Sutterland de ne rien publier ; Son départ nous a fait réagir et nous souhaitons lui témoigner ainsi qu’à sa famille notre plus haute gratitude. Nous ne t’oublierons pas et nous rappellerons à tous ce qui veulent l’entendre ce que tu as pu apporter à nos métiers, nos Sociétés et à l’entreprise d’aujourd’hui et de demain. Merci Mike !

Références :

  • [MA] Manifesto For Agile Software Development, http://agilemanifesto.org
  • [CRY] Crystal Clear: A Human-Powered Methodology for Small Teams: A Human-Powered Methodology for Small Teams, Alistair Cockburn, Edition Wisley, 2004
  • [ASD] Agile Software Development: The Cooperative Game, Alistair Cockburn, Wisley, 2006
  • [ADD] Adaptive Software Development: An Evolutionary Approach to Controlling Chaotic Systems, James A. Highsmith, Dorset House Publishing, 2000
  • [CME] 21st Century Manufacturing Enterprise Strategy Report, Roger N. Nagel, Iacocca Institute Lehigh University, 1992
  • [ACV] Agile Competitors and Virtual Organizations: Strategies for Enriching the Customer, Steven L. Goldman et Roger N. Nagel, 1994
  • [TN] The New New Product Development Game, Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi, Harvard Business Review, 1986
  • [SCR] Scrum Guides, J. Suttherland, Ken Schwaber, 2017.
  • [MFR] Refactoring: Improving the Design of Existing Code, Martin Fowler et Kent Beck, 1999
  • [MB1] CooherentBPR – a pattern language to build Agile organizations, Mike Beedle, 1997 (http://hillside.net/plop/plop97/abstracts/beedle.txt)
  • [MB2] Enterprise Architecture Patterns – building blocks of the Agile Company, Mike Beedle, 1998
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