Auteur : Patrice Petit – AgilBee
Le temps de travail n’est jamais une simple unité mesurable. Il oscille, se contracte ou se dilate en fonction de la manière dont l’esprit traite l’information. Une journée peut sembler filer d’un jet si la concentration se verrouille, ou au contraire se fragmenter en poussière lorsqu’accumulations, micro-ruptures et dispersion mentale s’enchaînent. Comprendre comment deux mécanismes — l’état de Flow et l’effet Zeigarnik — modèlent cette expérience subjective permet de décoder ce qui fait basculer une journée d’un mode fluide à un mode chaotique [CS90].
Les organisations parlent volontiers de charge, d’objectifs ou de délais, beaucoup moins de la mécanique intime de l’attention. Pourtant, c’est elle qui détermine la capacité réelle à produire. Flow et Zeigarnik offrent deux angles d’analyse complémentaires : le premier décrit la continuité, le second révèle les ruptures. Ensemble, ils montrent comment le travail avance — ou s’enraye.
L’état de Flow : La suspension du bruit interne
Le Flow, décrit par Mihaly Csikszentmihalyi, correspond à un état d’absorption totale où l’on agit avec fluidité, sans effort apparent [CS90]. On parle parfois de “perte de la notion du temps”, mais l’effet réel est plus subtil. Il ne s’agit pas d’un ralentissement cognitif : c’est la désactivation partielle des circuits d’auto-évaluation — le monologue interne qui commente, juge et interrompt — qui produit cette sensation de tunnel temporel.
Les neurosciences confirment que, dans cet état, le réseau cérébral par défaut — source de rumination mentale — entre en retrait [VL21]. Ce silence interne supprime la friction perceptive : moins de commentaires, moins de fragmentation, plus de continuité. Ce n’est pas le temps qui disparaît. C’est l’observateur intérieur qui cesse de le découper.
« Le Flow n’efface pas le temps, il efface le témoin qui d’habitude en mesure chaque seconde ».
Les conditions d’entrée sont connues :
- une tâche unique,
- un objectif clair,
- un niveau de défi ajusté,
- aucun parasitage.
Dès que l’une de ces conditions se rompt, l’attention perd sa cohésion.
Exemple :
Le développeur qui réserve 90 minutes isolés, sans notifications, travaille non seulement plus vite mais différemment : Il s’installe dans un mode cognitif où parcours, intention et action se superposent.
L’effet Zeigarnik : La mécanique invisible des tâches inachevées
À l’opposé du Flow, l’effet Zeigarnik dévoile ce qui brise la continuité. Bluma Zeigarnik montre que les tâches inachevées restent actives dans la mémoire de travail, créant une tension cognitive persistante [ZE27]. Une tâche interrompue ne disparaît jamais vraiment : elle sollicite silencieusement l’attention et prélève de l’énergie mentale [ST25].
Plus il y a de tâches ouvertes, plus la charge cognitive augmente. Le stress grimpe, les erreurs se multiplient, la concentration se fissure. L’esprit se retrouve saturé par une constellation de fragments non résolus qui empêchent tout état profond.
« Une tâche ouverte n’est pas une tâche en attente : c’est une entrée permanente dans le budget cognitif. »
Exemple :
Le manager jonglant avec e-mails urgents, dossiers partiels et réunions à préparer n’est pas dominé par le volume : Il l’est par l’éparpillement. Ce sont les entrées multiples, pas les tâches elles-mêmes, qui paralysent son système attentionnel.
Gérer son travail comme un flux
Flow et Zeigarnik convergent vers une même logique : le travail se comporte comme un flux. Un flux saturé ralentit. Un flux propre accélère. L’obstacle n’est pas la difficulté du travail, mais sa simultanéité excessive [FK24].
- Limiter le WIP stabilise le flux.
- Fermer les tâches réduit la tension interne.
- Instaurer des séquences régulières simplifie la charge.
Le flux progresse lorsqu’on enlève ce qui le bloque, pas lorsqu’on force la vitesse.
Une méthode alignée sur le fonctionnement du cerveau
En pratique, une approche simple et directement compatible avec les mécanismes cognitifs permet de retrouver de la cohérence dans le quotidien.
- Réduire les frictions : éliminer les interruptions, clarifier l’environnement, protéger les périodes de travail profond.
- Structurer consciemment sa concentration : définir l’objectif du moment, limiter strictement le WIP, verrouiller une seule tâche.
- Minimiser les dérives cognitives : refermer les tâches entamées, éviter les accumulations de “boucles ouvertes”, instaurer un rythme stable.
- Aligner ses efforts sur la création réelle de valeur : choisir un livrable quotidien clair, concentrer l’énergie sur ce qui déplace effectivement le travail.
Ces gestes reflètent ce que montrent les travaux sur charge mentale et performance cognitive : la qualité du travail dépend moins de l’effort que de la structure attentionnelle [CC23].
« La productivité n’est pas un sprint mais une gestion fine de l’énergie cognitive. »
En conclusion, un temps maîtrisé
Le Flow offre la continuité, Zeigarnik révèle les entraves. Leur articulation dessine un principe simple : ce n’est pas le volume de travail qui importe, mais l’architecture mentale qui l’encadre.
Moins de dispersion, plus de fermeture, une attention mieux dirigée : c’est ainsi que le temps cesse d’être subi et devient une ressource stable, utile, exploitable.
« Le travail avance lorsque l’esprit cesse de se battre pour rester présent. »
Atelier « De Z à Flow » de 3 heures
Pour accompagner les personnes et les groupes, voici un atelier pour :
- Comprendre Flow et effet Zeigarnik appliqués au travail,
- Diagnostiquer son propre mode de gestion du temps (flux vs dispersion),
- Et concevoir un système de travail (rituels, WIP, séquences profondes) aligné avec le fonctionnement cognitif.
Format général
- Durée : 3 h (adaptable en 2 h)
- Public : Managers, experts, devs, fonctions support
- Modalité : Présentiel ou Visio + Miro / paperboard
Trame détaillée
1. Mise en route (20 min)
- Tour de table rapide :
- « À quoi ressemble une journée fluide pour vous ? Et une journée chaotique ? »
- Objectif pédagogique explicité :
- Passer d’une perception subie du temps à une gestion par le flux de travail et la structure attentionnelle.
2. Mini-apport théorique vivant (30–40 min)
Sous forme d’exposé interactif, avec exemples concrets.
Flow
- Définition, conditions (objectif clair, défi ajusté, tâche unique, environnement sans interruptions) [CS90][VL21].
- Illustration avec cas métier (dev, chef de projet, manager).
Effet Zeigarnik
- Tâches inachevées, « boucles ouvertes », tension cognitive [ZE27][ST25].
- Lien avec stress, charge mentale, erreurs, difficulté à entrer en Flow [CC23].
Idée clé : « Le problème n’est pas le volume de travail, mais le nombre de boucles ouvertes en parallèle ».
3. Diagnostic individuel guidé (30 min)
Exercice papier ou Miro.
- Étape 1 : cartographie d’une journée typique
- Lister :
- Types de tâches.
- Interruptions (canaux, fréquence).
- Tâches souvent laissées inachevées.
- Étape 2 : repérage
- Moments où le participant se rapproche le plus du Flow.
- Moments de surcharge Zeigarnik (rumination, charge mentale, sentiment de «tout est commencé, rien n’est fini»).
- Restitution en binômes, puis 2–3 remontées en plénière.
4. Atelier « flux de travail » (45–60 min)
Travail en petits groupes (3–5 personnes).
- Exercice 1 : Visualiser le flux
Construire un mini-Kanban simple :- À faire / En cours / Terminé.
- Y placer leurs tâches types de la semaine.
- Exercice 2 : Ajuster le WIP
- Fixer une limite de tâches « En cours » (WIP max)
- Simuler une journée en respectant cette limite
- Identifier :
- Ce qui doit changer (priorisation, délégation, renoncements).
- Les points de friction (interruptions structurelles, organisation d’équipe).
- Exercice 3 : Séquences de Flow
- Chaque participant définit :
- 1 à 2 créneaux hebdo de travail profond (durée, lieu, règles de protection).
- Les règles associées :
- Notifications, portes, slack/mail, téléphone, etc.
- Chaque participant définit :
5. Design de son « protocole personnel » (30 min)
Chacun formalise un plan d’action concret sur 2–3 semaines :
- 1 règle pour limiter le WIP (ex : max 2 tâches en parallèle)
- 1 rituel de début de journée (revue des tâches, choix du « livrable du jour »).
- 1 rituel de fin de journée (fermeture de boucles, préparation du lendemain).
- 1 créneau Flow protégé hebdomadaire (ou plus, selon le métier).
- Option : Faire signer une « micro-charte » personnelle ou d’équipe.
6. Clôture et engagement (10–15 min)
Partage volontaire :
- « Le changement le plus simple que je m’engage à tester dès demain »
- Proposer un temps de retour d’expérience (RETEX) à J+15 ou J+30
Supports et livrables
Handout synthèse (2 pages max) :
- Schéma Flow vs Zeigarnik.
- Rappels : WIP, séquences de Flow, boucles ouvertes.
- Checklist « journée fluide » / « journée fragmentée ».
Modèles :
- Mini-Kanban (imprimable ou template Miro)
- Fiche « protocole personnel de concentration »
Ce que cela apporte
- Une grille de lecture neuroscientifique et psychologique, mais opérationnelle, du temps de travail
- Des micro-outils immédiatement testables, sans transformation lourde de l’organisation
- Un langage commun dans l’équipe pour parler de charge mentale, WIP, interruptions et Flow
Références
- [CS90] Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow: The Psychology of Optimal Experience. Harper & Row.
- [VL21] Van der Linden, D.C., et al. (2021). The Neuroscience of the Flow State: Involvement of the Default Mode Network. Frontiers in Psychology, 12, 645498.
- [ZE27] Zeigarnik, B. (1927). Über das Behalten von erledigten und unerledigten Handlungen. Psychologische Forschung.
- [ST25] StudyingMachine. (2025). The Zeigarnik Effect explained. Retrieved from studyingmachine.com.
- [FK24] Focuskeeper Glossary (2024). What is task flow optimization? Retrieved from focuskeeper.co.
- [CC23] Cambridge Cognition (2023). Can stress at work affect cognitive performance? Retrieved from cambridgecognition.com.